Action sociale, amour fraternel
Préambule
Quelques présupposés élémentaires doivent être rappelés :
L'Ecriture est la seule norme de notre compréhension du salut et du monde.
L'Ecriture s'éclaire par l'Ecriture, et pas à la lumière de principes extérieurs à elle-même.
Christ est le centre de l'œuvre de Dieu ; il en est aussi le but (Co 1.16-18).
Et ce principe, souvent rappelé par le professeur Pierre Courthial à Aix en Provence :
Distinguer sans séparer ; associer sans confonde.
Un texte biblique peut aussi être signalé, comme point de départ : un pharisien demande à Jésus quel est plus grand commandement de la Loi. Jésus répond à cette question légitime et donne deux commandements : Aimer Dieu de tout son être et son prochain comme soi-même.
Une question enfin : peut-on obéir à un commandement si important si on n'en comprend pas le sens ? Comment définir bibliquement qui est ce 'prochain' ?
1. Christ et ceux qui lui appartiennent, c'est tout un
La tête et le corps. Ce principe fondamental est illustré de manière frappante par la parole de Jésus à Saul qui persécutait des chrétiens : «Je suis Jésus que tu persécutes» (Ac 9.5).
Cette unité «spirituellement organique» est associée par Jésus à celle qui l'unit, lui le Fils, à son Père dans la Trinité (Jn 17.20-23).
Les membres de ce corps. Dans ce même texte (Jn 17), Jésus indique que l'unité entre les chrétiens est aussi de la même nature. C'est pourquoi, un même mot est employé : communion.
Cette réalité est également soulignée par l'apôtre Paul.
«Vous êtes le corps de Christ et vous êtes ses membres, chacun pour sa part» (1 Co 12.27 Cf. Ro12.5).
Les implications de cette vérité constituent une des préoccupations majeures de l'apôtre.
«… afin qu'il n'y ait pas de division dans le corps, et que (pour cela) les membres aient également soin les uns des autres. Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui...» (1 Co 12.25-26).
Nous savons que c'était (et cela demeure !) le désir ardent du Seigneur. «Je ne te prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m'as donnés, parce qu'ils sont à toi» (Jn 17.9).
Diaconie et diaconat. La préservation de cette communion, c'est la vocation de la diaconie, et du diaconat qui est un ministère de l'Eglise dans l'Eglise : il s'agit de l'entraide et du soutien des membres les plus faibles de la communauté, comme cela apparaît maintes fois dans l'Ecriture.
«Pourvoyez aux besoins des saints» (Ro 12.13).
«La Macédoine et l'Achaïe ont bien voulu s'imposer une contribution en faveur des pauvres parmi les saints» (Ro 15.26).
«Il est superflu que je vous écrive touchant l'assistance destinée aux saints» (2 Co 9.1).
Le rappel de cette dimension scripturaire étonne et même choque parfois. Cela ne correspond pas exactement à la norme de la Déclaration des Droits de l'homme que l'on a simplement placée au dessus de tout... Qu'il suffise de se rappeler que Christ aime son Eglise comme un homme doit aimer sa femme. Tel est son amour pour son Eglise : en un sens, exclusif (Cf. Ep 5.25-31).
2. Les enjeux de l'amour fraternel
Ce que l'on fait à un chrétien, on le fait à Christ. Ce principe important peut être déduit de ce qui précède et constaté dans toute la Bible : ce que l'on fait à un membre du peuple de Dieu, on le fait à Dieu.
«Je bénirai ceux qui te béniront, je maudirai ceux qui te maudiront», dit Dieu à Abram (Gn 12.3).
«Qui vous touche touche la prunelle de mon œil» (Za 2.8).
«En péchant de la sorte contre un frère, vous péchez contre Christ» (1 Co 8.12).
Il y a donc une sorte de piété qui s'exprime par la bienveillance envers ceux qui appartiennent au Seigneur :
«Il mérite que tu lui accordes cela, car il aime notre nation» (Lc 7.4 ; cf. Ac 10.1-2).
C'est à la lumière de ce principe que l'on doit lire la parabole du «jugement des nations», en Matthieu 25 : «Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l'un des plus petits de mes frères, c'est à moi que vous les avez faites» (v. 40). Les plus petits des frères de Jésus sont les membres de son peuple, car jamais le terme 'frère' n'est utilisé pour parler des hommes d'une manière générale. C'est donc de manière indue que l'on a utilisé ce texte pour justifier une sorte d'Evangile des bonnes œuvres.
Les récits parallèles de cette parabole montrent clairement que les «petits» en question sont les disciples de Jésus (lire Mt 10.42), ceux qui croient en lui (lire Mc 9.40).
Ce principe est vrai, que l'on fasse du mal ou du bien à un membre du peuple saint :
«Lorsque quelqu'un péchera et commettra une infidélité envers l'Eternel en mentant à son prochain...» (Lv 5.21).
«Dieu n'est pas injuste pour oublier votre travail et l'amour que vous avez montré pour son nom, ayant rendu et rendant encore service aux saints» (Hé 6.10).
L'amour fraternel est le propre du peuple de Dieu. C'est un autre principe important enseigné par Jésus dans un passage qui, lui aussi, a d'innombrables fois été galvaudé :
«Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres» (Jn 13.34).
Le 'comme' du début de ce verset n'indique pas une imitation mais une conséquence : parce que je vous ai aimés, de cet amour-là vous pouvez et devez vous aimer maintenant. Ce verset concerne bien ceux qui ont connu l'amour de Dieu en Jésus-Christ.
L'expression «les uns les autres» trouve toujours son application au sein du peuple de Dieu.
Certains craindront que ces remarques conduisent à une vision étroite de la vie chrétienne. C'est le contraire : le caractère particulier de l'amour fraternel est ce qui lui donne sa force et son sens :
«A ceci, tous connaîtront que vous êtes mes disciples», ajoute Jésus (13.35).
Les deux signes de la vie nouvelle. Dans sa première lettre, l'apôtre Jean dit à plusieurs reprises que la vie chrétienne se remarque spécialement à deux signes : l'amour des commandements de Dieu et l'amour des frères et sœurs en Christ. On peut lire 1 Jn 3.10, 14, 23-24 ; 5.1-41.
Ces deux premiers chapitres permettent d'affirmer ce principe magnifique qui se situe au cœur de l'expérience chrétienne : Quand j'aime mon frère chrétien,
c'est Christ qui l'aime à travers moi,
et c'est Christ que j'aime à travers lui !
3. De qui parle-t-on ? Le sens de quelques mots
Il existe deux erreurs en matière d'interprétation des textes bibliques :
La première consiste à tellement insister sur le contexte culturel et religieux de l'époque que les textes n'ont plus rien ou presque à nous dire aujourd'hui. C'est la dérive historico-critique.
La deuxième fait tellement abstraction du contexte que chaque affirmation biblique est considérée comme ayant une valeur universelle. C'est la dérive littéraliste.
Nous essaierons d'éviter ces deux défauts en donnant au contexte biblique sa juste place.
Tous. Le premier réflexe consiste à donner à ce mot son sens immédiat : tous les hommes. Or, c'est rarement le cas dans le Nouveau-Testament. Presque toujours, il s'agit des membres du peuple de Dieu : tous, mais eux seulement !
«Amener à l'obéissance de la foi tous les païens» (Ro 1.5). Il faut comprendre tous les croyants parmi les non juifs : «ceux qui sont à Rome, bien-aimés de Dieu» (Ro 1.7).
«Abraham est notre père à tous» (Ro 4.16). Il faut comprendre : le père des circoncis qui croient et le père des incirconcis qui croient.
«Nous qui formons un seul corps en Christ, nous sommes tous membres les uns des autres» (Ro 12.5)
«Ceux qui pèchent, reprends-les devant tous» (1 Tm 5.20). Il s'agit de l'Eglise (compar. Mt 18.17).
Appliquer ces 'tous' à l'ensemble des hommes, c'est gentil, mais c'est utopique. Ce n'est en tout cas pas la pensée des auteurs bibliques.
En réalité, il y a deux humanités aux yeux de Dieu : une «en Adam» et une «en Christ». Plusieurs passages mentionnent ces deux ensembles avec le même mot 'tous' qui, chaque fois, indique bien une globalité, mais pas la même : «De même que tous meurent en Adam, tous revivront en Christ : Christ comme prémices, puis ceux qui lui appartiennent» (1 Co 15.22. Cf. Ro 5.12, 15).
Il est vraisemblable que bien d'autres passages considérés comme universalistes doivent être lus comme s'appliquant aux croyants, aux élus.
Les païens, les nations. Les versets cités ci-dessus montrent que ceux qui sont désignés ainsi sont les croyants parmi les païens, parmi les nations. Que de dégâts aurait-on évité si on avait lu correctement Mt 28.19 : «Faites de toutes les nations des disciples» ! Lire dans ce sens Ga 3.6-9.
Les frères. Dans la Bible, sont appelés 'frères' ceux qui ont un même père : les enfants d'Abraham dans l'Ancien-Testament, les Evangiles et les Actes ; les disciples de Jésus qui sont devenus «enfants de Dieu» dans le reste du Nouveau-Testament (Jn 1.12 ; Ro 8.15-16 ; Ep 1.5). A part quelques cas où il est question des frères d'une même famille de sang, il n'y a pas d'exception à cette règle.
Le fait que nous ne sachions pas de manière certaine qui est réellement né de nouveau et qui ne l'est pas n'autorise pas à s'affranchir de ce principe. La discipline préconisée par l'apôtre consiste à considérer comme tels tous ceux qui «se nomment frères» (ce que Calvin appelle «le jugement de charité») avec pour contrepartie la répréhension fraternelle :
«Si ton frère a péché, va et reprends-le» (Mt 18.15. Cf. 1 Co 5.9-13).
En réalité, le mot 'frère' est synonyme du mot 'saint' et désigne les mêmes personnes :
« Paul et le frère Timothée, aux saints et fidèles frères en Christ...» (Co 1.2).
Le pauvre, l'indigent. «Ils nous recommandèrent seulement de nous souvenir des pauvres, ce que j'ai bien eu soin de faire» (Ga 2.10). De quels pauvres s'agissait-il ? Cela est précisé dans le livre des Actes : «Les disciples résolurent d'envoyer, chacun selon ses moyens, un secours aux frères qui habitaient la Judée. Ils le firent parvenir aux anciens par les mains de Barnabas et de Saul» (11.29-30).
Il n'est pas difficile de remarquer que chaque fois qu'il est question des pauvres, dans la Bible, il s'agit des pauvres au sein du peuple de Dieu :
«Il n'y aura pas d'indigent au milieu de toi» (Dt 15.4, 7).
«Il n'y avait parmi eux aucun indigent» (Ac 4.34. Cf. 1 Co 11.21 ; 2 Co 8.13-14).
Tout apôtre qu'il ait été, Paul s'est maintes fois soucié de cette question du soutien des pauvres de l'Eglise, car l'unité spirituelle, la communion étaient alors en jeu :
«Je vais à Jérusalem pour le service des saints... En faveur des pauvres parmi les saints» (Ro 15.25-26 ; 2 Co 8.3-4 ; 9.1, 12).
«Si un frère ou une sœur sont nus et manquent de la nourriture de chaque jour...» (Jc 2.14-15).
Le petit, le faible. Nous l'avons vu avec la parabole de Matthieu 25 : il s'agit des chrétiens :
«Quiconque donnera ne serait-ce qu'un verre d'eau à un de ces petits parce qu'il est mon disciple...» «Quiconque scandaliserait un de ces petits qui croient en lui...» (Mt 10.42 ; 18.6).
L'apôtre Paul consacre beaucoup de temps à cette question, recommandant que l'on ne scandalise pas ceux qui, dans l'Eglise, ont une foi plus faible (Ro 14.10-16 ; 1 Co 8.9-13).
L'étranger. De qui le Seigneur parle-t-il quand il recommande à son peuple d'accueillir les étrangers, en se souvenant qu'il a lui aussi été un peuple étranger ? De très nombreux passages montrent qu'il s'agit des étrangers qui se sont volontairement intégrés au sein du peuple de Dieu, adoptant ses usages et ses lois5.
«Tu ne délaisseras pas l'étranger, l'orphelin et la veuve qui sont dans tes portes» (Dt 14.27, 29).
«Tu abandonneras la grappe restée dans la vigne au pauvre et à l'étranger. Vous n'userez pas de mensonge les uns envers les autres. Tu n'opprimeras pas ton prochain. Tu ne répandras pas de calomnie parmi ton peuple. Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur ; tu pourras reprendre ton prochain, mais tu ne te chargeras pas d'un péché à cause de lui. Tu ne garderas pas de rancune contre les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même» (Lv 19.10-18).
La juxtaposition de ces termes montre qu'ils sont pratiquement (parfaitement) synonymes. Cela fait apparaître que la donnée majeure n'est pas l'origine des personnes, mais leur appartenance au peuple saint, ce qui impose des devoirs d'égalité, de soutien, de réciprocité en accord avec la grâce, avec le sacerdoce, avec la présence même de Dieu. Le cadre, c'est Israël en tant que peuple de Dieu, non pas préfigurant n'importe quelle nation ou un nouvel ordre mondial, mais préfigurant l'Eglise de Jésus-Christ et l'accueil des prosélytes. Dans ce sens, nous voyons Esaïe parler de «l'étranger qui s'attache à l'Eternel, qui marche au milieu de vous» (56.6-8). Il y a donc, liée à cette intégration, une dimension de piété, comme on le constate aussi dans les nombreux passages des Evangiles où des étrangers (centeniers romains, samaritains, syro-phéniciens...) démontrent leur disposition à la foi, leur accueil du Royaume de Dieu (Lc 7.4 ; 17.16 ; Jn 4.39...).
L'ennemi, l'adversaire. Cette catégorie est moins aisée à définir et pourrait sembler contredire ce qui a été proposé plus haut. Il n'est pas exclu, cependant, qu'il s'agisse encore des ennemis ou adversaires au sein du peuple de Dieu. Plusieurs passages semblent le montrer :
Qu'il suffise de rapprocher le fameux : «Aimez vos ennemis» (Mt 5.44) de ce que Jésus dit peu avant (5.21-25) : «Quiconque se met en colère contre son frère... Si tu présentes ton offrande à l'autel et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi... Accorde-toi promptement avec ton adversaire». Le cadre, c'est le culte rendu à Dieu !
Qu'il suffise de rapprocher le fameux «Si quelqu'un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l'autre. Si quelqu'un te prend ton manteau, ne l'empêche pas de prendre encore ta tunique...» (Lc 6.27-30) de ce que dit Paul : «Pourquoi ne pas plutôt vous laisser dépouiller que d'avoir des querelles entre frères ?» (1 Co 6.7-8). L'enjeu, c'est l'unité spirituelle !
La recommandation sur la paille et la poutre (Lc 6.41) ou sur l'importance pour les serviteurs de Dieu de «ne pas avoir de querelles mais d'avoir de la condescendance pour tous, de redresser avec douceur les adversaires...» (2 Tm 2.25) plaident pour une application à l'intérieur du peuple de Dieu.
Le prochain. Le bon sens commun associe le mot 'prochain' à celui qui se trouve là, quel qu'il soit. Le prochain, c'est l'autre. Mais est-ce si simple que cela ?
Nous avons déjà vu le mot 'prochain' associé aux mots 'frère' et 'saint'. Les textes fondateurs du peuple de Dieu confirment ce sens. En Israël (y compris au temps de Jésus), le 'prochain', c'est le concitoyen. En d'autres termes, la proximité que ce mot indique n'est pas seulement géographique : elle est d'abord liée à une appartenance. Cela apparaît clairement quand Moïse cherche à séparer deux hébreux qui se disputent et qu'il dit à l'un d'eux : «Pourquoi frappes-tu ton prochain ?» (Ex 2.11-14).
La loi révélée plus tard confirmera ces dispositions :
«Aucun créancier ne pressera son prochain, son frère. Tu te relâcheras de ton droit pour ce qui est de ton frère. Il n'y aura aucun indigent chez toi» (Dt 15.2-3 ; 23.19, 24 ; 24.10. Cf. Jr 23.35 ; 31.34 ; 34.9-17). Retenons que tous ceux qui étaient comptés comme appartenant au peuple de Dieu en partageaient les privilèges et les devoirs, y compris les étrangers assimilés. Tous, mais seulement eux. La transposition pour aujourd'hui s'applique à l'Eglise, pas à la nation.
Le passage de l'Ancien-Testament qui cite pour la première fois l'amour du prochain (Lv 19) commence par cet appel : «Vous serez saints car je suis saint» (v. 2). Ensuite sont mentionnés «les pauvres et l'étranger au milieu de vous» (v.10, 34), le mercenaire (v. 13), le sourd, l'aveugle (v. 14), «les enfants de ton peuple» (v. 18) et enfin le prochain assimilé au frère (v. 17). L'expression «les uns les autres» (v. 11) confirme qu'il s'agit de relations au sein du peuple saint.
Dans le Nouveau-Testament, l'équivalence de sens entre le 'prochain' et le 'frère' est maintenue, identique à celle de l'Ancien-Testament, également associée à l'expression «les uns les autres».
«Abstiens-toi de ce qui peut être pour ton frère une occasion de chute... Que chacun complaise au prochain pour ce qui est bien en vue de l'édification» (Ro 14.21 ; 15.2, 7).
«Ne parlez pas mal les uns des autres, frères, car celui qui parle mal d'un frère ou juge un frère juge la loi... Et toi, qui es-tu qui juges le prochain ?» (Jc 2.14-16 ; 4 11-12).
«C'est pourquoi, que chacun de vous parle selon la vérité à son prochain, car nous sommes membres les uns des autres» (Ep 4.25).
Membres les uns des autres ! Peut-il être question d'autres personnes que celles qui constituent le corps de Christ ?
Les passages suivants permettent d'effectuer un pas de plus :
«Ne devez rien à personne, si ce n'est de vous aimer les uns les autres... Tu aimeras ton prochain comme toi-même» (Ro 13.8-10).
«Rendez-vous, par l'amour, serviteurs les uns des autres, car toute la loi est accomplie par cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même» (Ga 5.13-15, 26).
Nous retrouvons donc le second commandement du sommaire de la loi, inséparable du premier qui demande d'aimer Dieu de tout son être. Nous pouvons penser que l'expression 'les uns les autres' situe l'application de ce commandement au sein de la communauté des croyants. En effet, l'apôtre Jean développe cette même pensée dans sa première lettre, avec des termes différents qui enlèvent toute ambiguïté :
«Si quelqu'un dit : J'aime Dieu, et qu'il haïsse son frère, c'est un menteur ; car celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ? Et nous avons de lui ce commandement : Que celui qui aime Dieu aime aussi son frère» (1 Jn 4.20-21).
Jean est-il le seul à établir ce lien nécessaire entre l'amour pour Dieu et l'amour envers ceux qui appartiennent à Dieu ? Non. Paul cite le sommaire de la loi avec les même présupposés (Ga 5.13-18), de même que Jacques (2.5-8). Quand à l'auteur de la lettre aux Hébreux, il associe également l'amour manifesté envers les chrétiens et l'amour pour Dieu :
«Dieu n'est pas injuste pour oublier votre travail et l'amour que vous avez manifesté pour son nom en ayant rendu et en rendant encore service aux saints» (6.10).
4. Et ceux du dehors ?
Et les autres ? Les veuves et les orphelins de la terre ne méritent-ils pas tous la même considération ? Et les étrangers, les malades, les sans abris et tous ceux que nous croisons dans la rue : chacun n'a-t-il pas sa souffrance qui vaut bien celle des autres ? Chacun n'attend-il pas d'être secouru ? A bien des égards oui, bien-sûr. Sous le rapport humain, les chrétiens ne sont ni meilleurs ni plus méritants que les autres. Sous le rapport des Droits de l'homme et de la citoyenneté, aucune différence ne devrait être faite. Sous le rapport du Royaume de Dieu, cependant, d'autres considérations doivent être prises en compte, incompréhensibles pour l'intelligence naturelle, mais capitales dans le cadre de la foi.
Soyons clairs : l'égalité de condition 'en humanité' peut et doit être rappelée sans restriction, comme le fait Paul à Athènes (Ac 17.26). L'apôtre Pierre affirme cette valeur très grande qui doit être reconnue à chaque être humain :
«Honorez tout le monde, aimez les frères, craignez Dieu, honorez le roi» (1 Pi 2.17).
Ce verset est fort instructif car il indique tout à la fois que personne ne doit être négligé, et que des regards appropriés sont requis qui ne sont pas équivalents pour tous car ils correspondent à des sphères de communion, de responsabilité et d'espérance différentes.
Plusieurs textes, dans ce sens, introduisent la notion dynamique de priorité :
«Nous nous sommes conduits avec sainteté et pureté devant Dieu, dans le monde, et surtout envers vous» (2 Co 1.12). «Pratiquons le bien envers tous, surtout envers les frères en la foi» (Ga 6.10).
Il nous semble remarquer que le verbe 'aimer' est toujours employé vis-à-vis des frères et sœurs chrétiens. Vis-à-vis de ceux du dehors, d'autres devoirs sont indiqués, exigeants aussi mais pas nécessairement identiques : rechercher le bien et si possible être en paix (Ro 12.17-18 ; Ga 6.10), se conduire avec sainteté et pureté (2 Co 1.12), se comporter de manière irréprochable (Ph 2.15), avoir une bonne conduite (1 Pi 2.12), honorer les autres (1 Pi 2.17), agir avec douceur et respect en étant capable de souffrir (1 Pi 3.14-17). Ces comportements peuvent-ils se vivre sans amour ? Non. Mais le commandement d'aimer, nous le trouvons toujours appliqué aux chrétiens pour les chrétiens.
Mais Dieu ne se soucie-t-il pas de l'ensemble des hommes ? Bien-sûr que si, et cela dans le cadre de la grâce générale en faveur de tout ce qui vit (Gn 9.8-17 ; Ps 145.16 ; Ac 14.16-17). Mais la grâce particulière est manifestée aux chrétiens en lien avec le salut et l'espérance. Ce sont là deux dimensions associées (Dieu est la source de l'une et de l'autre) mais non identiques (la fin n'est pas la même).
5. L'Eglise dans la cité
Cette compréhension ne paraît-elle pas contraire à l'Evangile ? En réalité, c'est là plutôt la marque du Royaume de Dieu et la démonstation que le message chrétien n'est pas qu'une théorie utopique. La réalité, c'est aussi qu'il n'y a aucune opposition entre le fait d'établir cette différence, cette priorité, et la capacité à transmettre l'Evangile et à accueillir ceux que Dieu envoie.
Quelqu'un demandera peut-être si le risque n'existe pas de circonscrire notre vision au point de la rendre étriquée, frileuse, exclusive. Le risque existe, bien-sûr, et cela constituerait un mauvais témoignage, vu que si l'enseignement de Jésus ou de Paul nous paraissent sévères parfois, ils ne donnent jamais pour autant l'impression d'être étroits.
Comment devons-nous considérer, alors, l'action sociale et les œuvres humanitaires ? Nous devrions le faire à la lumière des indications tirées de l'Ecriture, celles qui ont été rappelées ci-dessus et quelques autres encore sans aucun doute. Ces indications sont à la fois restrictives et vastes.
Elles sont restrictives parce qu'elles sont peu nombreuses : la quasi totalité des injonction bibliques concernent les relations au sein du peuple de Dieu, y compris quand il est question des pauvres. Vis-à-vis des autres, la recommandation qui prime est celle de se préserver, de ne pas traiter d'alliance... (Ph 2.14-15 ; Jc 1.27).
Cela signifie-t-il que le chrétien se désintéresse de tout ce qui touche à la vie sociale, éducatrice, culturelle, intellectuelle, à la recherche scientifique, à la préservation de l'environnement, à l'art, etc. Certainement pas. Mais à quel titre alors ?
Deux textes bibliques sont souvent cités pour rappeler que le peuple de Dieu doit aussi se soucier de la cité dans laquelle il vit et rechercher son bien. Mais dans les deux cas, il est précisé que la finalité, c'est le bien du peuple de Dieu !
«Recherchez le bien de la ville où je vous ai menés en captivité et priez Dieu en sa faveur, car votre bonheur dépend du siens» (Jr 29.7).
«Priez pour tous les hommes, pour les rois et pour ceux qui sont élevés en dignité, afin que nous menions une vie tranquille, en toute piété et honnêteté» (1 Tm 2.1-2).
Pour le reste, il nous semble que l'engagement des chrétiens à cet égard devrait être individuel, soit naturellement dans les lieux de vie naturels (habitat, profession, éducation, etc.), soit en fonction de dons et de vocations particuliers que Dieu accorde. Ces vocations peuvent ou pas être liées à un engagement professionnel ou associatif. La particularité du chrétien, c'est qu'il agira en chrétien dans ces différents domaines, à côté de non-chrétiens, autant que cela sera possible.
Des engagements professionnels, sociaux, humanitaires, sanitaires, culturels entre chrétiens sont-ils envisageables ou souhaitables ? C'est une question vaste, délicate, qui touche à ce que nous appelons «les œuvres» de l'Eglise, ou à certaines associations militantes. Remarquons que la Bible ne donne pas d'indications claires sur la question, ce qui laisse supposer que cela est possible et peut-être souhaitable, dans certaines circonstances et à certaines conditions. Cela est possible pour constituer un soutien aux chrétiens qui peuvent se trouver isolés dans tel ou tel milieu, par exemple ou pour pénétrer tel ou tel domaine ou sphère d'activité. Cela est possible et sans doute souhaitable, mais il s'agira de l'engagement de chrétiens, avec des risques et des limites dont il faudra être conscients, et pas d'une œuvre ou de l'engagement de l'Eglise en tant que telle.
Ainsi, toutes restrictives qu'elles soient, les implications concernant l'engagement social et humanitaire (mais aussi éducatif, culturel, sanitaire, etc.) sont vastes également. Elles sont vastes car elles reflètent la fidélité de Dieu envers sa création tout entière, fidélité qui n'est pas à salut mais qui s'inscrit dans le cadre de sa patience et de sa miséricorde. Ce n'est pas là le tout du Royaume de Dieu et de notre espérance, mais ce n'est pas rien non plus ! Cette fidélité-là, les chrétiens en sont bénéficiaires également, et cela crée une solidarité de condition avec l'ensemble des hommes qu'il serait insensé de nier (Jer 29.7).
Ainsi, il n'est pas vain de parler, comme Martin Luther l'a fait, d'une «double citoyenneté» du chrétien dans ce monde. Qu'il suffise de rappeler que les deux identités du chrétien (membre de l'humanité présente et membre du peuple des rachetés) ne sont pas d'égale importance, qu'elles sont susceptibles de se contrarier mais qu'elles ne le feront pas nécessairement. En d'autres termes, le chrétien ne trahit pas sa vocation de chrétien quand il s'investit dans des domaines strictement terrestres et temporels, tant qu'il n'oublie pas son autre vocation, celle d'enfant de Dieu. Ce chrétien se dira que si cette terre et ce temps sont destinés à cesser d'exister dans leur forme actuelle, un jour, ils n'en demeurent pas moins la terre et le temps de Dieu. Il se souviendra que son Sauveur n'a pas prié pour qu'il soit ôté du monde mais préservé du mal et sanctifié (Jn 17.15, 17), ce qui n'est pas la même chose. Il n'y a là aucune autorisation pour la compromission ; il y a là l'appel à être sel de la terre et lumière du monde, «au milieu d'une génération perverse et corrompue, parmi laquelle (il est appelé à) briller comme (un) flambeau dans le monde» (Ph 2.14-15).
Qu'il suffise que ce chrétien ne confonde pas cet engagement avec celui qui le lie avec ses frères et sœurs dans la foi, car c'est le témoignage du Royaume de Dieu qui est en question dans cette distinction. Qu'il suffise – et c'est encore là une considération liée au dessein de Dieu – qu'il considère que parmi ces hommes et ces femmes qui l'entourent et qui ne croient pas en Dieu, il s'en trouve qui croiront un jour et qui sont dores et déjà comptés par Dieu comme des rachetés ; qu'il s'en trouve également qui sont chrétiens mais qui n'en ont pas l'apparence, pour de multiples raisons...
Le principe biblique de 'priorité fraternelle' n'est donc pas préjudiciable : au contraire, celle-ci qualifie et donne autorité. Elle constitue une sorte de démonstration et est porteuse d'une promesse. Elle permet de vivre un débordement de la grâce qui attire les regards sur celui qui en est la source, le Seigneur Jésus.
Charles Nicolas